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Plaidoyer pour un nouveau contrat social entre l’élevage et la société

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il y a 3 jours

Par Yves Michelin, ingénieur agronome, professeur émérite à VetAgroSup, chercheur à l’UMR Territoires (AgroParis Tech, INRAE, UCA, vetAgroSup), à Clermont.

Il y a plus d’un an, la veille de Noël, alors que je surveillais les populations de campagnols dans les prairies du massif du Sancy, j’ai été confronté à une famille de randonneurs. Ils séjournaient dans un gîte rural tout proche et ne comprenaient pas pourquoi je m’efforçais de contrôler ces petits rongeurs. Leur remarque, « C’est bien fait pour eux si les paysans ont des problèmes, ils n’avaient qu’à pas tout saccager », révélait une profonde déconnexion entre la perception urbaine de la nature et la réalité des paysages ruraux façonnés par des siècles d’activité humaine. En leur expliquant que les tumuli créés par les campagnols menaçaient l’existence même des éleveurs et de leur activité, j’ai observé un moment de compréhension chez eux. Hélas, notre conversation s’est rapidement arrêtée face à la complexité de mes arguments scientifiques. Tous les sujets ne sont pas faciles à expliquer en quelques minutes au coin d’un champ.

 

L’élevage façonne les paysages depuis des millénaires

Les paysages ne sont pas des entités statiques, mais des environnements vivants et évolutifs, constamment remodelés par l’activité humaine, ou par la présence d’indésirables comme des rongeurs en surnombre. Mais mettons de côté cette anecdote pour aller à l’essentiel : l’élevage, en particulier, a joué un rôle crucial dans la formation de paysages spécifiques de notre pays, et de cette région. Par exemple, les pollens conservés dans les tourbières montrent que les premiers agriculteurs, il y a plus de 6000 ans, ont transformé une chênaie mixte en hêtraie sapinière, modifiant ainsi le couvert végétal en réponse aux pratiques agricoles et aux fluctuations climatiques. Ces activités ont non seulement façonné la végétation, mais aussi structuré l’espace avec des haies, des murets et des clôtures, comme en témoignent les paysages d’enclos du centre et du nord de l’Angleterre, issus de la loi des enclosures.

Dans les Pyrénées, des pelouses d'altitude rases parce que pâturées par les bovins.

 

Les interactions complexes entre l’élevage et les paysages

L’élevage modifie les paysages de manière directe et indirecte. Par exemple, les vastes espaces de landes à callune dans la chaîne des Puys résultaient d’un sous-pâturage ovin collectif, tandis que la transformation des champs de seigle en prairies permanentes sur le plateau des Dômes illustre l’impact de l’élevage bovin laitier. Ces pratiques influencent la composition et l’évolution des prairies, les modes de conduite des troupeaux, et même les aspects visuels des paysages.

La mondialisation a également des effets marquants. La culture du soja en Argentine, destinée à nourrir le bétail en Europe, détruit des écosystèmes locaux comme la pampa et les forêts. Ce phénomène montre que l’élevage peut déstructurer des paysages à l’autre bout du monde, soulignant l’importance d’un lien plus explicite entre pratiques d’élevage et environnement.

La vallée de la Santoire dans le Cantal. Un modelé glaciaire, sur un ancien volcan dont le paysage bucolique est indisociable de l'élevage bovin à viande.

 

La distanciation entre élevage, produit et paysage

La libéralisation des échanges et le faible coût du transport ont dissocié les zones d’élevage, les aires de production alimentaire, les lieux d’abattage et les bassins de consommation. Par exemple, les brebis pâturant les volcans de la chaîne des Puys sont abattues loin de leur lieu de production, avec une partie de leur viande commercialisée en Espagne. Paradoxalement, bien que la France soit déficitaire en viande ovine, le prix de la viande importée reste plus compétitif que celui de la production locale.

Cette tendance à la rationalisation et à l’industrialisation de l’élevage entraîne des impacts environnementaux et sociaux négatifs. Avec l’avènement des biotechnologies, de la génétique, de la robotique, les éleveurs se sentent de plus en plus déconnectés de leurs animaux, réduits à de simples indicateurs chiffrés, ce qui contribue à une crise de l’identité et du bien-être chez de nombreux agriculteurs.

Les visions contradictoires de l’élevage

Les consommateurs rejettent souvent l’élevage industriel pour des raisons éthiques, tout en célébrant les pratiques pastorales traditionnelles lors de fêtes et foires, créant ainsi une contradiction qui empêche un dialogue constructif. Cette vision schizophrénique de l’élevage, opposant une production industrielle perçue comme inhumaine à un idéal pastoral, renforce les tensions et complique la recherche de solutions équilibrées. Certains consommateurs, qui voient les animaux domestiques, comme ils voient les êtres humains, voudraient interdire que les animaux soient dehors en hiver, alors qu’ils s’y sentent très bien. 

Reconnecter l’élevage à la société et au paysage

Pour surmonter les dérives de l’élevage industriel, il est essentiel de réancrer cette activité dans son environnement naturel et social. L’élevage respectueux des écosystèmes peut produire des paysages ouverts et attractifs, bénéfiques à la fois pour l’environnement, pour la santé publique et pour tous ceux qui ont plaisir à contempler, parcourir et profiter pleinement de la beauté de ces paysages, qui n’existeraient pas sans la présence des hommes, des femmes et des animaux qu’ils élèvent. Ces systèmes d’élevage vertueux, qui favorisent des pratiques durables, sont aussi des éléments structurant des paysages, régulant les écosystèmes naturels et produisant des aliments de qualité que nous sommes toutes et tous heureux d’avoir à disposition dans nos assiettes. 

Le Puy de Dôme et un troupeau d'ovins qui maintient ce paysage ouvert. Au premier plan, la lande à callune, rajeunie par le pâturage.

 

Repenser l’élevage pour un avenir durable

Pour éviter un scénario catastrophe, il est urgent de repenser les systèmes d’élevage en intervenant à plusieurs niveaux. Sur le plan économique, il faut réguler la filière pour éviter les concurrences déloyales et mieux rémunérer les pratiques respectueuses de l’environnement. Sur le plan technique, il est nécessaire d’adapter les systèmes de production pour intégrer les interactions entre production, environnement et paysages, tout en prenant en compte les attentes et le savoir-faire des éleveurs. Il faut leur faire confiance. 

Les difficultés de l’élevage sont également d’ordre sociologique. Les consommateurs, souvent déconnectés du monde agricole, sont influencés par des images émotionnelles parfois terribles et manquent de connaissances sur le fonctionnement réel des fermes. Renouer le dialogue et partager des connaissances, tant intellectuelles qu’affectives, est crucial. Le paysage peut servir de médiateur pour ce dialogue, aidant à reconnecter tous les acteurs de la filière.

Redéfinir le rapport à la nature et aux animaux

Enfin, il est essentiel de redéfinir notre rapport à la nature et aux animaux. Les sociétés modernes ont souvent considéré la nature comme une ressource à exploiter, mais cette vision a atteint ses limites. Nous devons adopter une nouvelle approche, où l’homme et la nature sont vus comme un tout indissociable, nécessitant une « nouvelle diplomatie » avec le vivant, comme le suggère le philosophe Baptiste Morizot. Cela implique un changement profond de posture chez les éleveurs et les citoyens, une transformation collective et individuelle encore à inventer, pour construire un avenir où l’élevage contribue à la santé, à la qualité de l’environnement et au bien-être des populations.

Les actions nécessaires pour un nouveau contrat social

Pour instaurer ce nouveau contrat social, plusieurs actions sont nécessaires. Premièrement, il faut reconnaître l’importance de la régulation économique tout au long de la filière, en prenant en compte les effets positifs indirects de l’élevage sur l’environnement et les paysages. Cela nécessite une volonté politique forte pour intervenir dans l’économie de la filière, par la régulation des marchés et la contractualisation, afin de mieux rémunérer les systèmes d’élevage respectueux de l’environnement.

Deuxièmement, des adaptations techniques sont indispensables. Il est crucial de développer des systèmes de production qui intègrent les interactions entre l’élevage, l’environnement et les paysages, tout en répondant aux attentes des éleveurs. Ces adaptations doivent être conçues en collaboration avec les éleveurs, en valorisant leur savoir-faire empirique et en facilitant les transitions nécessaires.

Troisièmement, il est essentiel de renouer le dialogue entre les éleveurs et les consommateurs. Les consommateurs doivent être mieux informés sur le fonctionnement des fermes et les réalités de l’élevage. Ce dialogue peut être facilité par des initiatives locales, des visites de fermes et des programmes éducatifs, mais aussi par des campagnes de communication qui valorisent les paysages et les pratiques d’élevage durables. Apprendre à se connaître, c’est apprendre à vivre ensemble. 

Quatrièmement, il est nécessaire de penser les interventions à différents niveaux d’échelle. À l’échelle globale, les grands enjeux, les mécanismes de régulation de la concurrence et les normes sociales doivent être définis. À l’échelle locale, la mise en œuvre pratique doit être adaptée aux spécificités locales, en remontant les besoins et en concevant des systèmes adaptés. L’État, en tant qu’échelon intermédiaire, joue un rôle crucial pour réguler les tensions entre les niveaux global et local, et pour arbitrer entre des enjeux parfois contradictoires.

Enfin, au-delà des aspects techniques, économiques et sociaux, il est crucial de repenser notre rapport à l’animal et à la nature. La vision anthropocentrique de la nature comme ressource à exploiter doit être remplacée par une approche plus respectueuse et intégrative. Cela implique de considérer les animaux non pas comme des machines à produire, mais comme des êtres vivants avec lesquels nous devons composer de manière respectueuse et équilibrée. Cet aspect est aussi une attente de la société. 

L’homme et la nature ne font qu’un

En conclusion, l’élevage peut et doit être repensé pour devenir une activité durable et respectueuse de l’environnement, tout en restant économiquement viable et socialement acceptable. Cela nécessite un engagement collectif, une volonté politique forte et une revalorisation des pratiques traditionnelles et durables. En reconnectant l’élevage à la société et au paysage, nous pouvons non seulement préserver notre patrimoine naturel et culturel, mais aussi améliorer la santé et le bien-être des populations. Enfin, gardons à l’esprit que l’homme et la nature ne font qu’un. En préservant l’un, on préserve l’autre.

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Yves Michelin

Ingénieur agronome, professeur émérite à VetAgroSup, chercheur à l’UMR Territoires (AgroParis Tech, INRAE, UCA, vetAgroSup), à Clermont.

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