Agriculture Circulaire

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De la fourche à la fourchette

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il y a 6 mois

Par Blaise Hofmann, Écrivain-vigneron suisse, auteur d’Estive (Prix Nicolas Bouvier 2008 au festival des Étonnants voyageurs de Saint Malo) et de Faire Paysan (éditions Zoé, 2023).

 

Si l’on m’avait dit qu’un jour, je commencerais l’un de mes livres par la description détaillée d’un fumier « à l’ancienne » : ses quatre parois modelées à l’aide d’une fourche à quatre pointes, ses bords tassés avec de grosses bottes de caoutchouc…

Mon dernier ouvrage, Faire paysan, s’ouvre en effet sur la disparition d’un tas de fumier, celui de ma ferme familiale, dans le petit village de Villars-sous-Yens, près de Lausanne, en Suisse. Un jour (c’était en 2004), mon cousin Patrick avait inséré dans un fichier Excel les résultats de sa comptabilité laitière ; il s’aperçut qu’il ne gagnait que 4 francs de l’heure (3 euros à l’époque). Et le prix du lait continuait de chuter. La décision fut aussi difficile à prendre que prompte à exécuter ; l’année suivante, il renonça au bétail.

La disparition d’un fumier est un symbole fort. Elle annonce également la fin d’une agriculture circulaire. Du temps de mes grands-parents, on n’avait jamais plus de vaches qu’on n’avait de champs à fumer et de prés à pâturer. On n’importait pas de fourrage, on n’utilisait pas d’engrais chimique. On agissait ainsi sans parler de durabilité, d’éco-responsabilité.

Le lisier était l’or noir des étables ; le fumier, le levain de la terre.

Aujourd’hui, pour certains toutefois, la disparition d’un fumier est une bonne nouvelle : il y aura désormais moins d’émanations de méthane, d’animaux entravés tout l’hiver, d’utérus inséminés sans consentement, de vaches séparées de leur veau, de protéines inutiles sur les barbecues, d’antibiotiques, de vaches écornées, etc.

L’année où j’ai commencé à rédiger cet ouvrage (2021) coïncidait avec le départ en bétaillère des dernières vaches laitières de mon village. Ce n’était pas surprenant : au cours des vingt dernières années, la Suisse avait perdu la moitié de ses producteurs de lait.

Et puis surprise ! En octobre 2023, on recommençait à couler du lait au village ! C’était la volonté d’un jeune éleveur, qui avait en outre fait installer devant son étable un automate à lait pasteurisé et un self-service pour sa viande ; ces deux points de vente directe connurent très vite un immense succès auprès des habitants.

Son initiative ravivait des souvenirs personnels. Quand, en effet, j’avais demandé à mes parents quel avait été le meilleur souvenir de leur vie de paysanne, de paysan, tous deux m’avaient répondu spontanément :

– Nos vingt-cinq années de marché à la ferme.

Ils l’avaient ouvert dans les années 1990, à contrecœur, en réaction à une décision inattendue de leur coopérative fruitière : un employé refusa les plateaux de cerises de table que mon père lui livrait, sous prétexte que ses fruits avaient été cueillis sous la pluie. Il faut croire que sa colère fut bien vive, car il ne répondit rien, il referma simplement le coffre de son break et s’en alla.

De retour à la maison, en lançant quelques coups de téléphone, mes parents écoulèrent le stock auprès de leurs proches, s’aperçurent, d’une part, que les prix doublaient, d’autre part, que le lien avec le consommateur était renoué ; ils s’en trouvaient valorisés. Cette activité leur appartenait de bout en bout, ils maîtrisaient tous les maillons de la chaîne, de la plantation des arbres au prix de vente des fruits. L’idée germa ainsi d’écouler le reste des cerises sur un stand improvisé au bord de la route.

Quelques années plus tard, cette même coopérative décida de ne plus accepter non plus leurs pommes, pour la raison qu’ils étaient de trop petits exploitants : pas assez de surfaces, pas assez de rentabilité, pas assez de profits, trop de complexité logistique. À partir de ce jour, ils n’y remirent plus les pieds. Ils ouvrirent leur marché à la ferme, cela bien avant la tendance actuelle au circuit court. Ils trouvèrent ainsi le modèle de production qui leur convenait, qui leur apportait dignité et fierté.

Sans le savoir, mes parents commençaient ainsi à appliquer au quotidien la « règle des 5 R » de la géographe Sylvie Brunel : Rencontre entre les mondes ruraux et urbains, Respect de ceux qui travaillent la terre, Reconnaissance de leurs efforts, Rémunération digne des services accomplis, Responsabilité du consommateur.

De manière générale, cette règle n’est que très rarement appliquée au monde agricole : le producteur de blé n’a par exemple pas l’occasion de rencontrer celui qui mange les pains conçus à partir de sa farine…

Depuis cinq ans, en parallèle de mon métier d’écrivain, j’exploite un hectare de vigne qui appartenait à ma famille. Je mesure tous les jours combien les situations agricoles et viticoles diffèrent. Et c’est bien pour cela que les vignerons ne figurent pas dans mon livre. Généralement, chez eux, le lien avec le consommateur est intact. Ils organisent des dégustations, des portes ouvertes, participent à des salons, des marchés, accueillent les clients dans leur cave. Ils ont appris à communiquer, à présenter leurs produits. Leur métier est ainsi valorisé socialement. On respecte leurs travaux à la vigne, à la cave. On accepte d’acheter leurs vins au prix juste.

Dans cette nouvelle activité, une moitié de mon temps est consacrée à la vigne, et l’autre, à vendre ma production, à rédiger des newsletters, poster des publications sur les réseaux sociaux, mais surtout à parler de cette activité, décrire les différentes tâches, raconter le gel de 2017, le mildiou de 2021, les canicules de ces dernières années. Beaucoup d’amis se proposent spontanément pour participer aux vendanges ; cette année, les classes de nos filles sont venues s’initier à la vigne. C’est devenu une affaire collective.

Je rêve parfois que le monde agricole puisse également connaître ce type d’interactions. Je le constate tous les jours : il y a une curiosité grandissante des citadins pour ce qui se passe dans les fermes. Et en même temps, très rares sont les agriculteurs qui n’éprouvent pas de plaisir à raconter leur métier.

On est tous dans la même barque : cultivateurs, éleveurs et consommateurs. De la fourche à la fourchette. Une décision impliquant les uns se répercute forcément sur les autres ; on ferait mieux d’aborder l’avenir ensemble.

Pour cela, il faudrait que le monde agricole retrouve une voix, un visage, un corps, qu’il prenne le temps de se raconter, apprenne à le faire. Il ne sert à rien aujourd’hui d’aligner les chiffres alarmants (trois exploitations disparaissent en Suisse chaque jour). Il faut remettre dans le débat de l’émotion, du dialogue, de la rencontre.

Réciproquement, il faudrait que la population citadine regarde un peu moins de tutoriels Youtube sur l’agroécologie, parte à la découverte des campagnes, sorte de sa zone de confort, ne considère plus uniquement la périphérie comme des zones de détente.

Hélas, l’alimentation n’est plus une préoccupation majeure et quotidienne. Trouver des denrées, les conserver et les cuisiner ne représente que quelques minutes de notre quotidien ; on commande en ligne des courses qui sont déposées devant la porte. Une fois toutes les deux semaines, on se gare dans un parking souterrain pour remplir un caddie, un frigo, un réfrigérateur : l’opération dure moins de deux heures.

Le budget nourriture a suivi la même tendance, ne constituant que 7% des dépenses d’un ménage suisse en 2023. Une broutille en comparaison des sommes allouées aux hobbies, aux vacances, aux sorties.

Pour remettre l’alimentation au centre des préoccupations, il faudrait d’abord rééduquer le goût du consommateur, ses connaissances des produits, ses aptitudes à les cuisiner.

S’il décidait ensuite de n’acheter que des produits locaux, de saison, s’il décidait de manger tous les morceaux d’un animal, de condamner les sucres ajoutés, les émulsifiants et autres additifs, et s’il était d’accord de payer un petit peu plus cher, l’offre des magasins serait immédiatement bouleversée, sans que l’État, les grands distributeurs ou les multinationales agroindustrielles n’aient leur mot à dire.

En quelques années, la production s’alignerait comme par miracle sur les aspirations de consommateurs éveillés.

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Blaise Hofmann

Est un écrivain-vigneron suisse, auteur d’Estive (Prix Nicolas Bouvier 2008 au festival des Étonnants voyageurs de Saint Malo) et de Faire Paysan (éditions Zoé, 2023). Il vit dans la région de Lausanne et partage sa vie entre l’écriture et les vignes.

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